Crises et capitalisme. Que nous disent les théories? 2

Publié le par MM

 

     De la théorie autrichienne des crises au monétarisme : la monnaie et la politique de crédit comme causes des cycles?



On a vu dans le précédent article toutes les limites de l'approche mainstream de la crise. Puisque les crises existent, les ultra-libéraux proposent de l'expliquer par le biais de la monnaie et de la politique monétaire. On doit cette explication à l'école autrichienne, dont les auteurs principaux furent Menger, Böhm-Bawerk, Von Mises et Hayek. Il existe d'autres théories monétaires du cycle et des crises, mais celle-ci est à mon avis la plus typique. Friedrich Hayek fait partie sans aucun doute possible des plus grands penseurs libéraux du XXème siècle et des plus grands économistes. Même si on ne partage pas sa doctrine, il est probablement l'un des libéraux les plus cohérents sur le plan philosophique (seule sa "justification" du revenu minimum me paraît douteuse du point de vue logique). Pour ma part, sur le plan normatif, je ne partage pas les valeurs de Hayek et je suis à l'opposé du spectre politique, mais j'avoue avoir été impressionné par sa culture et son "Droit, législation et liberté". C'est pour cette raison que je suis toujours gêné quand des gens "de mon camp" caricaturent sa pensée, sans prendre soin de la lire, par pur et simple rejet "émotionnel". En revanche, même si je trouve ses théories économiques originales (comme d'ailleurs l'école autrichienne dans son ensemble), il me semble qu'il y a des erreurs logiques dans les raisonnements hayekiens sur les crises... C'est aussi un auteur qui a été l'un des premiers à contester la théorie keynésienne, à partir de sa théorie "monétaire" des crises. Ses débats avec Keynes et Sraffa furent très vifs dans les années 30, et d'un intérêt beaucoup plus grand à mes yeux que les débats actuels en économie (en particulier dans la macroéconomie...). Voyons donc ce qui est dit...

 

La théorie autrichienne dont est issu Hayek considère le capital comme un "détour de production" (Böhm-Bawerk) : pour produire plus de biens de consommation, il faut pouvoir faire un détour en produisant des moyens de production rendant le travail plus efficace. Pour rendre ce détour possible, il est nécessaire que l'agent renonce à la consommation présente, donc qu'il épargne, pour augmenter l'investissement, et donc que le taux d'intérêt augmente pour récompenser « l'abstinence ». Ce taux d'intérêt représente alors le prix du temps, un taux subjectif de préférence pour le présent.


Pour Hayek, le marché est un ordre spontané très complexe, qui permet de synthétiser efficacement toutes les informations au travers des prix : si des prix sont élevés, ils signalent une rareté relative, qui incite à diminuer la consommation et en même temps incite à produire plus. Ainsi, les signaux du marché assurent un processus d'apprentissage amenant vers l'harmonie spontanée des décisions. Notons ici que la vision du marché est dynamique : le marché est un processus de découverte, et pas un marché statique s'ajustant par un mécanisme. Mais cette harmonie peut être brisée par "l'ordre construit" qu'est l'Etat centralisateur-planificateur, qui n'a pas la possibilité de recueillir et traiter l'ensemble de l'information de l'économie pour agir de façon cohérente. Les autrichiens ont été les principaux critiques de la planification pendant les débats des années 20 et 30. Mais outre l'Etat, la monnaie et le crédit, notamment via la politique monétaire de la banque centrale, peuvent déstabiliser le marché en amenant de mauvais signaux aux agents.


L'idée de Hayek est de partir de cette conception autrichienne du capital et du marché, et de la combiner à la vision issue Wicksell d'un taux d'intérêt "naturel", qui serait le "vrai" taux d'intérêt mesurant la préférence pour le présent et qui détermine l'épargne "volontaire", et un taux d'intérêt monétaire, déterminé par les banques. Selon lui, si le taux d'intérêt monétaire baisse en dessous du taux d'intérêt "naturel", le crédit va augmenter, car les entreprises vont se tromper de signal : le taux d'intérêt naturel qui détermine la consommation présente et futur n'a pas bougé, mais les firmes voyant une baisse du taux monétaire "croient" qu'il faut investir donc à accroître le détour productif. Donc des projets de production de plus long terme sont mis en oeuvre, alors que les ménages n'ont pas modifié leurs plans de consommation présente et future. Comme pour Hayek et les néoclassiques en général, une variation du taux d'intérêt ne fait que modifier la composition de la demande globale et non son niveau, la baisse du taux monétaire non consécutive à une modification du taux naturel entraîne une pénurie de biens de consommation et une hausse de leur prix. Face à cette inflation et cette rareté des biens de consommation, les consommateurs sont obligés de diminuer leur consommation par le biais d'une épargne "forcée". Autrement dit, le déséquilibre entre épargne ex ante et investissement ex ante est résolu par une épargne forcée ex post. On a donc un surinvestissement et une sous-consommation, qui ne peut se résoudre que par une récession. Face à la suraccumulation, on observe des faillites d'entreprises et de banques, et ces dernières sont obligées d'augmenter leur taux d'intérêt. Donc, ce sont les banques qui seraient responsables de la crise! Mais pour Hayek, le vrai problème, ce ne sont pas les banques privés mais la banque centrale qui manipule inadéquatement le taux d'intérêt en utilisant des mesures agrégées trop simplificatrices (indice des prix à la consommation, agrégats de masse monétaire etc) par rapport à la complexité du marché, qui serait la source des cycles.

Cette explication de la crise a été proposée pour expliquer la crise des subprimes : la politique monétaire de la Fed aurait été trop généreuse, alimentant ainsi un déséquilibre entre consommation et investissement, qui ne pouvait se résoudre que par la crise. Donc ce ne serait pas le marché qui est en cause, mais bien l'Etat au travers de la manipulation de la masse monétaire et du taux d'intérêt, en utilisant des agrégats comme le niveau général des prix, le PIB ou autre, qui ne permettent pas d'apprécier la complexité des décisions individuelles... Les crises récentes de la dette publique semblent donner raison aux ultra-libéraux autrichiens. Seul le marché étant capable de synthétiser l'information, l'Etat doit cesser d'intervenir et la monnaie doit rester neutre (ne pas modifier les prix relatifs). A voir ici un très bon clip qui oppose Keynes et Hayek...

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Cette théorie apparaît à première vue plus satisfaisante que les théories néoclassiques jusqu'ici évoquées. Pourtant, Sraffa et Keynes ont montré qu'elle était sujette à plusieurs contradictions internes.

Tout d'abord, cette théorie suppose qu'il existe un taux d'intérêt naturel unique qu'il soit possible de déterminer pour que le taux monétaire s'y conforme. Sraffa a montré en 1932 (peu de temps après la publication de l'ouvrage de Hayek "Prix et production", qui était le fruit d'une conférence à la London School of Economics où il fut invité par Robbins pour critiquer la théorie keynésienne du Treatise on Money) qu'il peut exister autant de taux d'intérêt naturel que de marchandises! Ce qui fait dire à Sraffa que la maxime de politique monétaire que souhaite suivre Hayek est de faire en sorte que le taux d'intérêt monétaire soit égal à tous ces taux d'intérêt divergents en même temps! Si vous voulez les citations exactes, voir ici :

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Plus généralement, cela voudrait dire que la banque centrale devrait suivre une règle l'amenant à utiliser une moyenne des prix pour fixer son taux d'intérêt, chose que critique justement Hayek! Et si ce taux "naturel" est si difficile à trouver, comment les banques elles mêmes détermineraient-elles un taux monétaire conforme au taux naturel? La théorie de Hayek revient à incriminer la monnaie et les banques (centrale et commerciales) à interférer avec le processus de marché...ce qui revient à dire que le marché serait efficace s'il fonctionnait sans monnaie et que les banques ne fonctionnaient pas comme de vraies banques capitalistes, ce qui est évidemment absurde.

Autre problème, au moins aussi important : Sraffa puis les cambridgiens ont montré le phénomène de reswitching ou retour des techniques : une baisse du taux d'intérêt peut amener une économie plus capitalistique, puis une nouvelle baisse une économie moins capitalistique, alors que les théories marginalistes supposent pour fonctionner une monotonie de la relation. Plus généralement, le concept de capital soit comme détour de production, soit comme il est utilisé aujourd'hui dans la théorie néoclassique est problématique car sa mesure et sa détermination apparaissent comme contradictoires. Du coup, toute la théorie hayekienne et autrichienne des crises s'effondre... Ajoutons enfin pour que le niveau naturel (du taux d'intérêt, de la croissance ou autre) inconnu soit découvert par le marché, il faudrait être sûr que les agents, en situation de rationalité limitée et en information imparfaite (comme cela est supposé par les autrichiens) interprètent correctement les signaux du marché. Or, s'ils sont « subjectifs » comme cela est présupposé par les autrichiens, on ne verrait pas pourquoi ils ne pourraient pas collectivement se tromper, du fait de croyances par exemple (quand tous les investisseurs ont investi dans les valeurs Internet en passant à un nouvel Eldorado du fait de quelques mythes technologiques, ne s'agit-il pas là d'une erreur collective et « spontanée » du marché?). Ils répondront très certainement qu'une erreur est toujours possible, mais « au bout d'un certain temps », le marché corrigera cette erreur et on retrouvera l'ordre naturel...Oui mais en combien de temps? Au final, bien qu'intéressante, la théorie autrichienne des crises apparaît entachée d'erreurs logiques fatales.

 


Par la suite, les approches néoclassiques se sont plutôt portées vers le monétarisme, qui lui aussi fait porter une grande responsabilité à l'Etat et à la banque centrale dans les dysfonctionnements de l'économie. Le monétarisme n'a pas à proprement parler de théorie des crises. Néanmoins il a tenté d'expliquer la crise de stagflation des années 70 (situation très différente de la crise actuelle comme d'ailleurs de celle de 1929). Pour Friedman, la demande de monnaie est stable et la théorie quantitative de la monnaie s'applique, autrement dit, toute hausse de la quantité de monnaie en circulation entraîne une hausse des prix. De plus, selon Friedman, on peut faire "comme si" la concurrence pure et parfaite s'appliquait, et donc que les échanges se font à l'équilibre. Cependant, les salariés sont victimes de myopie relative lorsqu'ils vendent leur travail (asymétrie d'information), parce qu'ils anticipent mal l'inflation. Au contraire, les entreprises demandent la quantité optimale de travail. Dès lors, si la banque centrale augmente la masse monétaire en circulation, les employés vont offrir "trop" de travail par rapport à leur plan d'équilibre car ils surestiment leur salaire réel. Donc temporairement, on observe une baisse du chômage, une hausse du PIB et de l'inflation. Puis, se rendant compte de leur erreur, ils réajustent leur offre de travail : on observe alors une diminution de l'offre de travail de la part des salariés, provoquant une baisse du PIB et un retour progressif au taux de chômage "d'équilibre" ou naturel. En gros, la monnaie influence l'activité à court terme, mais pas à long terme. Ainsi, on peut expliquer les fluctuations du PIB par la manipulation de la masse monétaire par la banque centrale. Friedman expliquait la crise des 70s par l'utilisation trop importante de la politique monétaire expansionniste, et a contrario la crise de 29 par une restriction monétaire trop importante amenant une déflation.

Cette approche apparaissait plus satisfaisante et avait permis de déboulonner le consensus "keynésien" des années 60.


Mais elle ne va pas sans difficultés importantes. Tout d'abord, elle suppose que la banque centrale contrôle la masse monétaire, donc que cette dernière est exogène. Or en pratique, la banque centrale contrôle le taux d'intérêt et répond (à peu près) à toute demande de monnaie supplémentaire des banques. Ce sont en fait les banques privées qui satisfont aux demandes de crédit des agents privés, puis les banques privées se refinancent auprès de la BC en fonction de leurs besoins en billets. Ce n'est donc pas la création de monnaie centrale qui engendre celle de la monnaie privée, mais plutôt la demande de crédits des agents qui pousse la BC a satisfaire les besoins en monnaie centrale des banques commerciales.

Ensuite, Friedman nous dit que l'inflation est l'ennemi, et que donc les BC doivent faire croître au même taux que le PIB la masse monétaire. Sauf qu'on ne voit pas en quoi l'inflation serait un problème si à long terme on revient au niveau d'équilibre! La chose est encore plus vraie chez les "nouveaux classiques" qui considèrent que la banque centrale n'a aucun effet réel, qu'elle ne crée que de l'inflation à cause de l'hypothèse d'anticipations rationnelles. Certains auteurs ont alors cherché à montrer que l'inflation pouvait causer des problèmes réels, sans prendre garde au fait parfaitement illogique que les agents sont censés effectuer des calculs en fonction des prix relatifs puisqu'ils sont rationnels et en même temps de dire que la monnaie est neutre alors que l'inflation a un effet "négatif" sur la croissance réelle...

Autre problème de la vision monétariste : elle suppose que la théorie quantitative de la monnaie soit vérifiée, et donc une stabilité de la vitesse de circulation de la monnaie (qui est le nombre moyen de transactions par unité monétaire) et que l'on puisse facilement distinguer actifs monétaires et non monétaires. Or, avec le développement de la finance, la vitesse de circulation de la monnaie est devenue plus instable et la frontière entre monnaie et actifs financiers est devenue de plus en plus floue. D'ailleurs, ces dernières années, l'augmentation de la masse monétaire a plutôt été corrélée à une « inflation » de la valeur des actifs qu'une inflation des biens et services.

Nous verrons dans les autres billets les approches qui considèrent la crise comme endogène...

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