Crises et capitalisme. Que disent les théorie? 5 bis

Publié le par MM

Dans le précédent article,  Crises et capitalisme. Que disent les théories? 5 , je vous ai présenté la théorie keynésienne des crises et ses développements postkeynésiens. Je vais ici continuer sur cette thématique ainsi que présenter les critiques habituellement formulées.

 

Nous avons terminé en montrant que dans le vision keynésienne-circuitiste, la crise se traduit par une inégalité I<F, situation dans laquelle les profits nets des entre. Le ratio I/F peut être conçu comme un indicateur de crise du capitalisme. Une diminution de ce ratio indique l'éclatement proche de la crise. Mais, rappelons cependant que la vision keynésienne est marquée par l'incertitude : un optimisme important peut pendant un temps masquer la crise, et inversement un pessisme important peut la provoquer. Chez Keynes, les anticipations sont (en partie) autoréalisatrices : si j'anticipe la crise, je restreins mes investissements, donc l'emploi et les profits...ce que réalise la crise. Nous avons dit que la crise était liée à une hausse du poids relatif de la consommation de capital fixe relativement à l'investissement net. Mais elle est aussi liée à des erreurs d'anticipation : si les entrepreneurs ont (très) mal anticipé le reflux de consommation des ménages (trop élevé), il y a surproduction et suraccumulation, amenant une dévalorisation du capital installé, et donc une hausse de la consommation de capital fixe. Si par exemple les charges d'intérêt et les dividendes ont trop augmenté du fait de l'endettement croissant des entreprises et de leur financiarisation, la propension à consommer a tendance à diminuer, puisque les rentiers consomment une part plus faible de leur revenu, ce qui donc signifie des recettes inférieures pour les entreprises.

 

Cette situation de crise amène logiquement une préférence pour la liquidité plus forte : normalement, en période de prospérité, les ménages constatant la bonne santé financière des entreprises vont placer une plus grande partie de leur épargne sur les marchés de capitaux, permettant aux entreprises de capter l'épargne nécessaire au remboursement et renouvellement de leurs crédits. Dans le cas de la crise, les ménages vont thésauriser et tenter de liquider leurs actifs, empêchant les entreprises de capter l'épargne sur les marchés nécessaire au remboursement de leurs crédits.

 

Comment les capitalistes réagissent en cas de crise? Il y a grosso modo deux "modes de régulation" de la crise dans le circuit keynésien :

- la première est bien sûr le chômage et la réduction des salaires et des prix, pour faire baisser les coûts et rétablir les profits. C'est le mode de régulation concurrentiel, typique du capitalisme industriel de Marx. Mais ce mode de régulation concurrentiel et déflationniste a une grande fragilité : la baisse des salaires et des prix diminue la demande globale et renchérit les dettes, ce qui peut fragiliser encore l'économie (on retrouve les mécanismes de déflation par la dette de Minsky) ;

- la seconde est l'inflation : la hausse des prix permet d'augmenter toute chose égale par ailleurs les profits. Mais ce mode de régulation n'est lui-même pas viable : les salariés à long terme demandent un rattrapage de leurs salaires et on entre dans une boucle inflationniste prix-salaires.

 

Dès lors, comme Keynes l'a montré, seul l'Etat peut permettre la sortie de la crise en "socialisant" l'investissement.

En effet, les dépenses publiques G sont des recettes pour les entreprises. On peut montrer aisément que les profits non distribués des entreprises sont d'autant plus grand que le déficit public est important. En appelant T les impôts qu'on suppose payés par les ménages (pour simplifier, cette hypothèse ne modifie pas le résultat si ils sont payés par les entreprises) et D le déficit public D= G-T:

 

En effet, R = C+I+G

W+P=Y = C + S + T

U+I+C+F+G=U+W+P+I donc :

I-F=U-U+C-(W+P)+G+I

I-F = I-S+G-T

=> I-F=I-S+D

 

Donc un déficit public permet d'augmenter les profits et éventuellement la sortie de crise. Cette idée est assez proche de ce qu'un marxiste français, Paul Boccara, exprimait au travers de l'idée du capitalisme monopoliste d'Etat. Selon ce dernier (je schématise volontairement), le capitalisme étant soumis à la suraccumulation et la baisse du taux de profit, l'intervention de l'Etat devient nécessaire pour relever les taux de profit : si une partie des "coûts" sont pris en charge par l'Etat, le capital avancé par les capitalistes est plus faible, et donc le taux de profit est plus élevé.

 

Venons en maintenant aux critiques des théories keynésiennes et postkeynésiennes des crises.

 

Tout d'abord, une critique classique du keynésianisme serait la non prise en compte des relations avec l'extérieur (exportations, importations, mobilité des capitaux ...). Une relance par la dépense publique se traduirait alors par une augmentation des fuites du circuit sous forme d'importations et des problèmes de taux de change. Cela n'est pas faux, mais ceci n'est pas une critique du schéma keynésien, mais des politiques de relance. La pensée keynésienne est beaucoup plus complexe. D'ailleurs, Keynes avait d'abord écrit la Théorie Générale (son maître ouvrage) en économie ouverte. Ce sont ses proches du "Circus" qui lui conseillèrent de "simplifier" son schéma pour être plus compréhensible en présentant son schéma en économie fermée. De plus, ces critiques n'attaquent pas la raison profonde de la crise keynésienne, à savoir l'obsolescence du capital fixe liée à la concurrence. Mieux, en économie ouverte, la concurrence étant encore plus féroce, la probabilité de la crise est d'autant plus probable! C'est d'ailleurs l'une des raisons pour lesquelles Keynes était protectionniste sur la fin de sa vie! A quoi ressemble la condition de crise en économie ouverte? Simple, la voici (en notant X les exportations et M les importations) :

I-F = I-S + D + X-M

Donc plus l'excédent commercial est important, plus les profits augmentent et vice versa en cas de déficit. Mais à l'échelle mondiale, les excédents des uns sont les déficits des autres : une économie exportatrice (exemple : l'Allemagne) est une économie où ses entreprises réalisent des profits au détriment des entreprises des pays en déficit commercial. Donc supposons qu'une économie qui s'ouvre de façon débridée subisse une concurrence trop vive, alors le déficit commercial se creuse et les profits baissent. Donc une politique "vraiment" keynésienne est nécessairement un peu protectionniste et doit permettre d'avoir un équilibre commercial (ou un excédent). Qui plus est, cette concurrence plus vive alimente encore l'obsolescence du capital fixe et la crise.

 

Un second type de critiques provient des néoclassiques. Ceux-ci prétendent que le sous emploi ne peut exister qu'en supposant des rigidités dans le modèle keynésien et que les déséquilibres se résolveraient si les prix pourraient baisser. Pigou par exemple prétendait que la baisse du salaire nominal ramènerait l'économie à l'équilibre, tandis que la baisse des prix consécutive à la surproduction aurait pour effet d'augmenter le pouvoir d'achat de la masse monétaire, et donc d'augmenter la consommation ("effet Pigou") ou de baisser les taux d'intérêt ("effet Keynes"). Il s'agit là de critiques auxquelles Keynes avait déjà répondu en son temps :

- une baisse du salaire nominal n'est pas équivalente à une baisse du salaire réel : si le salaire nominal baisse, les prix ont tendance à baisser aussi, ce qui fait que le salaire réel ne change pas ou peu ;

- une baisse du salaire nominal diminue la demande effective, aggravant la récession ;

- la déflation renchérit les dettes (cf Minsky ou Fisher) ce qui diminue augmente le nombre de faillites et réduit l'investissement  ; la déflation diminue aussi le pouvoir d'achat des salariés qui ont une propension à consommer forte, et augmente le pouvoir d'achat des rentiers qui ont une propension à consommer très faible ;

- l'effet Pigou n'existe pas car la monnaie n'est pas seulement un actif : c'est un actif-passif. Donc les dettes sont renchéries (cf juste avant)

- l'effet Keynes n'existe pas : en période de crise, la hausse des encaisses réelles (le pouvoir d'achat de la masse monétaire) n'est pas suffisante en général pour augmenter l'investissement, car la préférence pour la liquidité étant en général très élevée, l'effet sur le taux d'intérêt et l'investissement est faible ou nul.

Enfin, il est faux de dire que la flexibilité est la cause de la crise chez Keynes : au contraire, il note qu'une plus grande flexibilité (des salaires) accroît l'instabilité de la demande globale!!

 

Troisième type de critique : celle de Hayek, que j'ai déjà évoqué ici : Crises et capitalisme. Que nous disent les théories? 2

En gros, ce serait la politique monétaire keynésienne elle-même qui serait la cause de la crise. Je ne répète pas les critiques que Sraffa et Keynes ont formulé à l'argumentaire hayekien. Il y en a une autre que je n'avais pas évoqué. En gros, Hayek critique Keynes en considérant que le crédit via la politique monétaire engendre une baisse du taux d'intérêt monétaire et non taux d'intérêt naturel, qui lui ne peut que baisser au travers d'une épargne volontaire. Le crédit engendrerait lui une forme d'épargne involontaire. Cette distinction épargne volontaire vs involontaire, Keynes a montré qu'elle n'avait aucun sens : le niveau d'épargne est entièrement déterminé par l'investissement, le comportement d'épargne des agents (notamment les ménages) ne peut pas modifier le niveau d'épargne. Au mieux peuvent ils modifier leur propension à épargner, ce qui a pour effet de modifier le niveau du revenu national et de l'emploi, mais pas le niveau de l'épargne! En effet : Y=C+I = cY+I=(1-s)Y+I, d'où :

Y = I (1/s). Si s augmente sans que I ne se modifie, Y diminue, mais le niveau d'épargne reste le même puisque :

 S= sY=s/sI=I

 

Comme I est la variable causale du circuit (le point de départ), I => S et le niveau d'épargne est indépendant du comportement des ménages. C'est un des paradoxes de la macroéconomie. La notion d'épargne volontaire n'a aucun sens, et comme d'ailleurs la critique de Hayek.

 

Quatrième type de critiques : Keynes et les keynésiens ne s'intéressent qu'au court-moyen terme. A long terme, on retrouve l'équilibre. Outre la célèbre réponse de Keynes à cette critique ("à long terme, nous serons tous morts"), les postkeynésiens ont proposé depuis des modèles de croissance de long terme qui permettent de retrouver l'essentiel du message keynésien. Ce sont les modèles à la Harrod, Robinson, Kaldor ou Kalecki. Ces modèles montrent que le taux de profit et le taux d'accumulation sont d'autant plus forts que la propension à consommer des capitalistes est forte. Ils montrent globalement que le taux d'accumulation ne dépend que du comportement des capitalistes. Le modèle de Harrod montre quant à lui l'instabilité de la croissance. Néanmoins, des critiques sur le long terme keynésien ont été formulées par certains marxistes, en modélisant des modèles "keynésiens" (en fait kaleckiens) ayant sous certaines conditions des propriétés "classico-marxistes" à long terme, c'est-à-dire dans lesquelles une hausse du taux d'épargne peut augmenter le taux d'accumulation et où un "abus" de politique budgétaire peut avoir des effets négatifs à long terme si on dépasse certains seuils.

Pour plus d'infos : link link

Il s'agit ici encore en fait de critiques de l'usage de la politique économique, plus que du diagnostic de la crise, puisqu'en réalité, la "vraie" théorie keynésienne rejoint un message marxiste sur la crise : la baisse des taux de profit liée à la concurrence et l'obsolescence du capital fixe. Mais il est vrai qu'il y a un point sur lequel est un peu silencieuse la théorie keynésienne : la dynamique à long terme de la productivité du travail et "du capital". En effet, le taux de profit à long terme ne dépend pas seulement de la demande globale mais aussi du changement technologique. En appelant Y le revenu national, Ymax le revenu de pleine capacité, K la quantité de capital, w la part des salaires dans le revenu national, u le taux d'utilisation des capacités de production, Pro les profits totaux, L la quantité de travail et PL la productivité du travail (de pleine capacité), on peut exprimer le taux de profit r ainsi :

 

r = Pro/K = (1-w)Y/K = (1-w).Y/Y*.Y*/K = (1-w).u.Y*/L/K/L=(1-w).u.PL/(K/L)

Ainsi, le taux de profit est une fonction positive de la part des profits, du taux d'utilisation, de la productivité et une fonction négative de l'intensité capitalistique (K/L), que les marxistes appellent composition organique du capital. Cette formulation est assez proche des marxistes, au taux d'utilisation près. D'habitude, les postkeynésiens pensent que plus le taux d'utilisation du capital fixe est important et donc plus la demande globale augmente, plus la productivité augmentera vite. C'est ce qu'on appelle parfois la loi de Kaldor-Verdoon : la hausse de la demande augmente l'échelle de production et la division du travail, augmentant la productivité. Néanmoins, cela n'est pas toujours vrai. Il existe parfois des rendements décroissants et si la productivité croît moins vite que les salaires, les taux de profit diminuent et on tend vers la crise et un blocage de l'accumulation. Cela n'est pas contraire à l'analyse keynésienne, mais remet en cause en partie la vision simpliste selon laquelle la politique keynésienne devrait se résumer à "augmenter les salaires" ou creuser le déficit public. Parfois, cela ne peut suffire à contredire la baisse des taux de profit (et parfois, la hausse des salaires l'approfondit).

 

Cinquième type de critiques, celles-ci relatives à la théorie de Minsky :

puisque l'investissement génère les profits, il n'y aurait pas nécessairement éclatement de la bulle nourrie par l'endettement car si l'investissement continue, cet investissement engendrerait les profits nécessaires pour rembourser la dette. Il s'agit d'une critique sérieuse, mais on peut montrer que si la propension à consommer des salariés et capitalistes diffèrent, la crise redevient possible. Mais on peut compléter cette idée avec celle du circuit ou de Schumpeter, d'une crise liée à la concurrence et aux cycles d'innovation. De plus : il ne faut pas oublier que les anticipations n'ont rien d'une "mécanique" : le pessimisme peut succéder à l'optimisme par une interprétation exagéremment pessimiste d'informations nouvelles. Enfin, la crise actuelle entre assez bien en résonnance avec la vision minskyenne...Cette expérience historique (comme celle de 29 où l'endettement avait également augmenté fortement dans les années d'avant-crise) devrait nous convaincre un minimum de la pertinence de cette représentation.

 

Sixième type de critiques, celles relatives à la théorie du circuit de Poulon :

l'explication de la crise repose sur la croissance du coût d'usage et de la consommation de capital fixe lié à l'obsolescence et au progrès technique (ce qui nous rapproche d'une vision schumpeterienne). Or, le progrès technique devrait en effet diminuer les profits nets des firmes "en retard", mais il devrait augmenter les profits nets des entreprises "performantes ou innovantes". Pas sûr qu'au niveau macro les profits aient baissé. Pour qu'il y ait vraiment dévalorisation "globale" du capital fixe, il faudrait que l'ensemble des capitaux fixes soient dévalorisés. Qu'est-ce qui peut expliquer cela? Pour ma part, j'aurais tendance à me tourner encore vers la surproduction, donc l'insuffisance de la demande globale et la suraccumulation : plus la demande globale et la suraccumulation manifeste, plus la concurrence est forte et plus les capitaux sont dévalorisés. Mais bon, c'est à débattre... Ensuite, la mesure de la consommation de capital fixe est elle-même assez problématique : cela suppose pas mal de conventions comptables un peu arbitraires. D'ailleurs, l'amortissement "constaté" par les entrepreneurs est lui-même en partie "décidé" par ces derniers. Donc, au niveau pratique, la mesure de l'investissement net et du ratio de crise peuvent être soumis à une certaine imprécision (ce qui est en fait assez classique en économie...on a rarement des statistiques ou des mesures très propres...).  Ensuite, autre critique possible, c'est le caractère un peu "mécanique" du circuit, alors que Keynes lui-même était très attentif à l'incertitude, les anticipations, la psychologie des foules etc... On peut penser que la révélation de la crise aux agents peut précéder légèrement ou au contraire être "en retard" par rapport à ce que l'indicateur de crise mesurera.

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