Crises et capitalisme. Que disent les théories? 4

Publié le par MM

 

La crise chez Marx et les Classiques : les premières critiques de la loi de Say

 

Peu de contributions en économie ont été plus controversées que celle de Marx (1816-1883). A la fois philosophe, historien, sociologue et économiste, Marx ne s'enfermait en général jamais dans une discipline. Marx d'ailleurs ne se contente pas de faire de l'économie politique, mais il cherche à construire une critique de l'économie politique. Par cela, il veut montrer que le mode de production capitaliste n'est qu'un mode de production parmi d'autres, issus de l'histoire de la lutte des classes et du développement des forces productives, et que les catégories que les économistes utilisent (salaire, profit, capital...) sont entièrement spécifiques à cette société. Mieux, il cherche à montrer que derrière les formes sociales du capitalisme et l'accumulation de marchandises se cache en fait l'exploitation des travailleurs par la classe capitaliste. La contribution de Marx à l'économie a été contestée sur plusieurs plans :

  • sur sa théorie de la valeur-travail (je vous promets un article sur le sujet quand j'en aurais le temps) et de l'exploitation ;

  • sur sa représentation du changement social (le matérialisme historique);

  • sur son analyse des crises.

Ici, on s'en tiendra à la théorie des crises capitalistes. Ces dernières ont une place particulière chez Marx : elles sont pour lui le révélateur du fonctionnement du capitalisme, mais également de ses contradictions internes. En effet, dans le cadre du matérialisme historique, le passage d'un mode de production à l'autre est la conséquence d'une crise (pas forcément capitaliste), dont l'origine se trouve dans la contradiction entre le développement des forces productives et les rapports de production dominants. Lorsque les rapports de production (les règles qui organisent les relations entre les hommes et les moyens de production) finissent par contraindre le développement des forces productives, progressivement des crises éclatent et les classes dominées grâce à leurs luttes finissent par renverser le mode de production dominant et les rapports de production prévalant.

Mais comme le reste de son analyse économique, sa contribution à la théorie des crises du capitalisme a été contestée par les auteurs néoclassiques. Pourtant, Marx est largement un élève (critique) des Classiques, que les néoclassiques en général respectent...Cela s'explique en partie par les différences internes entre les Classiques. On considère parfois à tort l'école Classique comme un tout unifié, où les différences seraient marginales. Il faut dire que le terme « classique » a deux sens en économie :

  • celui que lui donne Marx, qui décrivait ainsi les auteurs l'ayant précédé allant de Smith jusqu'à Mill, pour qui il avait un grand respect,

  • et le sens que lui donnait Keynes, décrivant ainsi ceux qui adhéraient à la loi de Say, à savoir Say, Ricardo et les néoclassiques comme Jevons, Marshall ou Pigou

Certains néoclassiques se prétendent élèves de Smith et de sa main invisible, qui prouverait l'harmonie spontanée des marchés. Sauf que cette main invisible n'est qu'une métaphore et non une démonstration, et que Smith n'entendait certainement pas par là un mécanisme des prix permettant l'équilibre de l'ensemble des marchés... De fait, quand certains néoclassiques l'ont vraiment lu, certains n'ont pas hésité à considérer qu'il avait fait perdre du temps à la pensée économique avec sa théorie de la valeur... En réalité, les néoclassiques sont plutôt héritiers de Jean Baptiste Say. Car chez les Classiques au sens de Marx, il y a des auteurs qui n'adhéraient pas à la loi de Say. Ainsi Malthus et Sismondi furent les premiers à souligner qu'il y avait une contradiction entre l'augmentation de la production et la possibilité d'écouler les marchandises, donc de trouver une demande suffisante. Si les salariés consomment essentiellement des produits de première nécessité (leur salaire de subsistance), et que les salaires sont poussés à diminuer, la consommation des salariés se trouve bloquée, et une partie des produits de première nécessité, dont la demande n'est pas extensive, ne trouve pas de débouchés, y compris chez les capitalistes et rentiers. Ces derniers consomment certes des produits de luxe, mais pas dans des quantités infinies, et par ailleurs ils ne vont pas consommer plus de biens de première nécessité. Les défenseurs de la loi de Say opposent en général que l'épargne (donc ce qui est non consommé) sera investi, et donc que la demande trouvera un débouché sous la forme des biens de capitaux. Cependant, comme le faisait remarquer Sismondi, si le marché est engorgé, les capitalistes ne vont pas investir!

On comprend mieux alors pourquoi Marx, qui fut un lecteur assidu de Sismondi et de Malthus notamment, était lui-aussi un héritier des Classiques et rejetait lui aussi la loi de Say (auteur pour qui il avait le plus grand mépris). Quelle est donc la théorie des crises de Marx? Pour ma part, je considère qu'il n'y a pas une théorie « unifiée » de la crise chez Marx, mais plusieurs et dont l'ébauche est inégale. A partir de ces théories, les marxistes ont par la suite tenté de construire des théories des crises plus « abouties ». Il y a autre chose à préciser, même si je sais que cela peut être contesté : les théories des crises de Marx peuvent très bien se comprendre ou être utilisées sans adhérer à la théorie de la valeur-travail.

Il y a au moins 3 théories de la crise chez Marx. Pour Marx, le capital (« la valeur en tant qu'elle circule », « l'argent qui fait des petits ») circule ainsi : le capitaliste achète le capital constant (la valeur des moyens de production) et la force de travail à une valeur A, puis cherche à vendre une marchandise M à une valeur A' supérieure à A.

Une première représentation de la crise semble incriminer la demande. Marx notait à juste titre que l'existence de la monnaie, et donc ce qu'il appelait la séparation de l'achat et de la vente (M-A...A-M) était une condition nécessaire de la crise. En effet, la thésaurisation peut interrompre le circuit du capital. La marchandise pour réaliser sa valeur, suppose de passer « le saut périlleux » de la validation sous forme monétaire. Marx distinguait plusieurs types de crises : les crises partielles (surproduction d'un marché) et les crises générales (surproduction générale). Une grande partie du Capital (dans les Livres II et III) est consacrée aux crises et aux contradictions liées à la reproduction du capital. Dans le Livre II, il formalise ce qu'il appelle les schémas de la reproduction, qui est en fait un circuit dont l'inspiration peut être trouvé dans le Tableau économique de Quesnay. Dans ces schémas, il distingue les capitalistes producteurs de moyens de consommation et les capitalistes producteurs de moyens de production et les prolétaires. Cette « formalisation » donnera lieu à un premier type d'interprétation de la crise chez certains marxistes. Ces schémas sont en fait une des première tentatives de formalisation d'un modèle de croissance à deux secteurs. Soient Ci le capital constant (valeur des moyens de production), Vi le capital variable (salaires) et Pli la plus-value sous forme monétaire (profit) produits dans le secteur i. Dans le secteur I, la valeur produite (C1+V1+Pl1) pour être écoulée suppose que les dépenses de consommation des prolétaires et des capitalistes (V1+V2+(1-s1)(Pl1+(1-s2)Pl2) soient égales, donc que :

C1+V1+Pl1=V1+V2+(1-s1)Pl1+(1-s2)Pl2  (en supposant un salaire de subsistance et en appelant  si le taux d'épargne/d'accumulation).

De même, pour que l'ensemble de la valeur produite par le secteur II (moyens de production) soit écoulée, il faut que les achats de moyens de production par les capitalistes des deux secteurs soient égaux, donc que C2+V2+Pl2=C1+C2+s1Pl1+s2Pl2

En somme, l'équilibre suppose : V2+(1-s2)Pl2=C1+s1Pl1

Selon Marx, il n'y a aucune raison particulière pour que cette relation soit vérifiée puisque le fonctionnement du capitalisme est "anarchique". Le plus souvent, on observera un déséquilibre de suraccumulation/sous-consommation : la section 1 produira trop et la section 2 pas assez. Certains marxistes ont ainsi interprété la crise comme une conséquence de la sous-consommation ou de la suraccumulation. En réalité, ces deux déséquilibres étant les deux faces de la même pièce, insister sur une face plus que sur une autre a peu de sens. Il s'agit là d'un déséquilibre partiel, et non global (on parle parfois de « disproportion »). De ce fait, certains marxistes (comme Duménil et Lévy par exemple) considèrent que ces schémas ne visent pas à démontrer la crise. Mais Marx remarque avec ces schémas une chose : c'est le problème de la réalisation/monétisation de la plus-value. En effet, normalement le capitaliste avance une somme A, qui sert à acheter C et V et à produire une marchandise M' d'une valeur A'>A. Or d'où vient l'argent pour acheter la différence entre A et A'? Selon Marx, cela suppose le crédit ou une création monétaire (il évoque la production d'or...à son époque, le régime monétaire était celui de l'étalon-or): le capitaliste avance la plus-value en achetant ses moyens de production et de consommation à crédit! Ce problème de la réalisation de la plus-value dans les schémas de la reproduction sera approfondi par Rosa Luxembourg. Selon elle, la réalisation de la plus-value suppose que le capital puisse exporter ses marchandises aux colonies. Telle est ici l'interprétation de l'impérialisme chez Rosa Luxembourg. Cette idée sera ensuite reprise ou plutôt « repensée » de façon intéressante par Kalecki ou la théorie du circuit.

Dans le Livre III, Marx évoque aussi le fait que les crises sont corrélées à l'insuffisance de la demande : "La raison ultime de toutes les crises réelles, c'est toujours la pauvreté et la consommation restreinte des masses face à la tendance de l'économie capitaliste à développer ses forces productives comme si elles n'avaient pour limite que le pouvoir de consommation absolu de la société". Cette citation semble étayer une représentation de la théorie marxienne qui ferait porter la cause fondamentale de la crise à l'insuffisance de la demande, comme dans les schémas de la reproduction... Ce serait en fait trop simpliste et réduire la pensée de Marx.

Il existe en effet une seconde théorie de la crise, mais là de la crise générale : celle qui est liée à la baisse tendancielle du taux de profit. Le taux de profit est le rapport entre le profit (ou la plus-value) global et le capital avancé : r = Pl/(C+V)

Ce rapport peut se réécrire aussi : r = e/(g+1) où e=Pl/V et g=C/V

e (le taux de plus-value) nous donne une approximation de la répartition salaires/profits, tandis que g (la composition organique du capital) mesure le caractère plus ou moins capitalistique, donc mécanisé, de la production. Selon Marx, la concurrence pour le profit va pousser les capitalistes à substituer des machines au travail, pour obtenir des gains de productivité et faire baisser leurs prix. Mais, collectivement, cela conduit à augmenter la composition organique du capital, ce qui toute chose égale par ailleurs, fait baisser le taux de profit. Ainsi, pour Marx le progrès technique et de la productivité, principale réussite du capitalisme, s'accompagne d'un alourdissement de la structure capitalistique, une baisse du taux de profit et donc à long terme, la crise du capitalisme. Selon Marx, la baisse du taux de profit engendre le ralentissement de l'accumulation, le développement de la spéculation (pour faire des profits fictifs quand on n'arrive plus à faire des profits réels) et à la surproduction.

Cependant, Marx lui-même remarque tout un tas de « contre-tendances » à la baisse tendancielle du taux de profit. Tout d'abord, la baisse des salaires (via la baisse des prix des biens salariaux ou la baisse pure et simple du salaire réel) est susceptible d'augmenter le taux de plus-value et donc le taux de profit. Mais, cette contre-tendance ne peut être permanente, parce que cela induirait un risque d'explosion sociale et d'insuffisance de la demande! Marx note néanmoins que lors des crises périodiques, la hausse du chômage (« armée de réserve industrielle ») fait pression à la baisse sur les salaires, ce qui permet ensuite de faire remonter le taux de profit et le taux d'accumulation. Cette idée fut reprise par Goodwin (1967) dans un modèle célèbre montrant qu'on peut ainsi formaliser facilement des cycles auto-entretenus. Mais sur longue période, la part des salaires est relativement stable (je dis relativement...ce qui veut dire que cela peut néanmoins fluctuer de quelques points) pour la raison évoquée précédemment.

Ensuite, les gains de productivité peuvent amener à faire baisser le prix des éléments du capital constant comme d'ailleurs la part des profit dans la valeur ajoutée, ce qui, à salaire donné, fait augmenter le taux de profit. Il s'agit-là d'une limite forte au caractère de « loi » à la baisse tendancielle du taux de profit : logiquement, la tendance du taux de profit devrait être indéterminée (hausse, baisse ou stabilité), le tout dépendant de l'évolution relative des salaires, de la productivité et de la composition organique du capital. Cela a donné lieu à de multiples débats, y compris au sein du marxisme.

Marx signale encore d'autres contre-tendances comme le commerce extérieur, qui permet de faire baisser le prix des biens salariaux voire de mettre en concurrence les salariés pour faire baisser les salaire, et les sociétés par actions, qui permettent de ne rémunérer les capitalistes (actionnaires) qu'en fonction du taux d'intérêt (plus une prime de risque). Enfin, au moment de chaque crise, les capitaux improductifs sont dévalorisés et les entreprises inefficaces rachetées, amenant un mouvement de concentration-centralisation du capital, qui permet de rétablir les conditions de l'accumulation et l'efficacité productive.

Le fait que l'évolution du taux de profit ne soit pas a priori nécessairement à la baisse invalide-t-elle totalement cette théorie? Non, elle garde son utilité car quand le taux de profit baisse, il est indéniable que la crise n'est pas loin! Et il est également clair qu'un alourdissement de la structure capitalistique peut engendrer cet effet... Il faut seulement éviter un double dogmatisme : le premier consistant à vouloir montrer comme mordicus que le taux de profit baisse alors qu'il monte, le second consistant à vouloir jeter le bébé avec l'eau du bain. Les évolutions du taux de profit et de la productivité peuvent être connectées avec les cycles de Kondratieff et les explications schumpeteriennes des cycles : quand de grandes révolutions technologiques apparaissent, cela bouleverse l'organisation capitaliste de la production et fait monter le taux de profit et le taux d'accumulation. Mais lorsqu'il apparaît de plus en plus difficile d'innover et d'extraire des gains de productivité, la tendance à la baisse du taux de profit réapparaît, puis la crise et la dépression...

 

Il existe une dernière « théorie » de la crise chez Marx, mais beaucoup moins connue, qui peut être rapprochée de la thèse de la baisse tendancielle du taux de profit mais permet finalement de faire la synthèse entre les deux approches. Nous verrons que nous pouvons trouver une explication similaire de la crise dans la théorie du circuit keynésien. Cette explication se fonde sur l'analyse du circuit du capital A-M...P...M'-A'. Marx définit ce qu'il appelle le temps de récupération du capital (t), qui est le temps minimum nécessaire pour que le capital avancé A soit reconstitué, le temps de rotation du capital (T), qui est le temps nécessaire pour que l'ensemble du capital avancé effectue sa rotation (et génère du profit), et la durée morale du capital fixe (D), qui mesure la durée de vie effective du capital fixe compte tenu de l'obsolescence technique. Logiquement, t<T et D<T. Par contre, on ne peut dire a priori si t<D. Or, à mesure que la concurrence fait rage entre capitalistes, ceux-ci sont obligés d'innover et d'introduire de nouvelles machines et innovations. Il en résulte une obsolescence du capital fixe installé et un raccourcissement de la durée de vie morale du capital fixe : les capitalistes sont obligés de mettre au rebut de plus en plus vite leurs machines, sans qu'ils aient eu le temps de rentabiliser leur investissement. Arrive un moment, si la concurrence est trop forte, où D diminuant, on finit par avoir D<t. Dans cette situation, les capitalistes n'arrivent même pas à récupérer leur investissement de départ. C'est la crise! Les faillites se multiplient. On peut aisément montrer que si D<t, cela se traduit dans les schémas de la reproduction déjà évoqués précédemment une surraccumulation et une sous-consommation. On comprend alors le rôle du crédit et de la finance : c'est de raccourcir le temps de circulation du capital, de faire l'avance nécessaire à l'investissement capitaliste et d'orienter le processus d'accumulation vers les secteurs les plus productifs. La finance a alors pour effet de « retarder » la crise, mais certainement pas de l'annuler : la spéculation sur les marchés des titres (« le capital fictif ») peut pendant un temps masquer aux capitalistes les déséquilibres réels, mais lorsque les firmes ne parviennent plus à payer les intérêts ou dividende du fait d'une concurrence acharnée qui fait baisser les taux de profit et réduit la durée de vie du capital, c'est le krach. Si d'abord la crise se traduit par une crise financière, la crise est bien réelle et liée à l'impossibilité pour le capital de se valoriser suffisamment rapidement.

On le voit, les explications marxiennes de la crise sont riches et complémentaires, malgré des limites déjà évoquées. Comme on va le voir, la théorie keynésienne du circuit permet d'approfondir certaines de ces intuitions. Cependant, il est clair que Marx s'est lourdement trompé sur un point : il pensait que les crises capitalistes amèneraient à la chute inéluctable du capitalisme. Or, primo les crises ne sont pas inéluctables même si elles sont toujours possibles, et surtout deuxio, les grandes crises économiques ne se sont pas traduites par la chute du système. Au contraire, celui-ci s'est transformé, complexifié, en particulier ses modes de régulation se sont adaptés (même si ils sont imparfaits). De plus, crise économique ne signifie pas toujours crise politique et révolte : il n'y a pas là de mécanique. C'est pour tenir compte de ces phénomènes que la Théorie de la Régulation proposera une théorie des crises et des modes de régulation que nous verrons dans un autre article. 

Pour approfondir ces questions :

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M
Bonsoir, <br /> <br /> merci pour la qualité (tant rédactionnelle que de synthèse) de votre article. Sans me faire passer pour une "spécialiste" du Marxisme, j'ai néanmoins pas mal bouquiner sur le sujet... et il est appréciable de voir une telle volonté pédagogique sur le sujet. <br /> J'ignore si vous suivez encore les commentaires de votre blog, car le dernier article date quand même d'il y a 6 ans, mais je le garde comme une référence théorique intéressante ! <br /> <br /> Bien à vous.
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