Mondialisation, "altermondialisation" et "démondialisation" (3)

Publié le par Matthieu Montalban

Troisième post sur le débat historique sur libre-échange/protectionnisme, avec cette fois-ci les points de vue keynésien, néomarxistes, tiers-mondistes et historiques. J'étais en vacances et mon PC était en panne d'où le retard pris... Le débat a entretemps continué et repris.

 

Tout d'abord, le point de vue keynésien et postkeynésien. Il convient d'abord de dire que la question qui nous occupe n'est pas abordée "de front" par la théorie keynésienne, même si Keynes a pu écrire quelques bonnes feuilles sur cette question. Pourtant, dans un article  publié en 1933 appelé  "De l'autosuffisance nationale", Keynes, après avoir rappelé qu'il avait été par le passé un fervent partisan du libre-échange, du fait de sa culture nationale, reconnaît qu'il préférerait une sorte de "démondialisation", certes pas dans la culture, les arts et les migrations de population, mais au moins dans les échanges de marchandises et de capitaux :

"Je me sens donc plus proche de ceux qui souhaitent diminuer l'imbrication des économies nationales que de ceux qui voudraient l'accroître. Les idées, le savoir,la science, l'hospitalité, le voyage, doivent par nature être internationaux. Mais
produisons chez nous chaque fois que c'est raisonnablement et pratiquement possible, et surtout faisons en sorte que la finance soit nationale. Cependant, il faudra que ceux qui souhaitent dégager un pays de ses liens le fassent avec
prudence et sans précipitation. Il ne s'agit pas d'arracher la plante avec ses racines, mais de l'habituer progressivement à pousser dans une direction différente.
Pour toutes ces raisons, j'ai donc tendance à penser qu'après une période de transition, un degré plus élevé d'autosuffisance nationale et une plus grande indépendance économique entre les nations que celle que nous avons connue en 1914 peuvent servir la cause de la paix, plutôt que l'inverse. De toute façon, l'internationalisme économique n'a pas réussi à éviter la guerre, et si ses défenseurs répondent qu'il n'a pas vraiment eu sa chance, son succès ayant toujours été incomplet, on peut raisonnablement avancer qu'une réussite plus achevée est fort improbable dans les années qui viennent."

Cette citation répond en partie à l'objection libérale traditionnelle du "doux commerce" face au caractère supposé "guerrier" ou "agressif" du protectionnisme.

 

Pour quelles raisons Keynes défend-il cette idée? Tout d'abord Keynes critique en premier lieu la globalisation financière, parce qu'il considère que la séparation de la propriété et de la gestion (la séparation actionnaires/managers) entraîne un éloignement préjudiciable du capitaliste de la manière dont est gérée son capital, et à plus forte raison à l'étranger, quand son capital est investi au travers de fonds de placement, dont il ne connaît pas, ou peu, le portefeuille et la politique de gestion d'actif. Citons-le : "Il y a un véritable divorce entre les propriétaires et les vrais gestionnaires lorsque, par suite de la forme juridique des entreprises, leur capital est réparti entre d'innombrables individus qui achètent des actions aujourd'hui, les revendent demain et n'ont ni la connaissance ni la responsabilité de ce qu'ils ne possèdent que peu de temps. C'est déjà grave à l'intérieur d'un pays, mais les mêmes pratiques étendues à l'échelle internationale deviennent intolérables en période de tension - je ne suis pas responsable de ce que je possède et ceux qui gèrent mon bien n'ont pas de comptes à me rendre. Un calcul financier peut montrer qu'il est avantageux pour moi d'investir quelque part dans le monde où l'efficacité marginale du capital est maximale ou bien le taux d'intérêt le plus élevé. Mais on voit à l'expérience que le fait que le propriétaire soit éloigné de la gestion est préjudiciable aux relations entre les hommes, et que cela provoque tôt ou tard des tensions et des inimitiés qui finissent par réduire à néant les calculs financiers." Keynes avait par ailleurs montré dans la Théorie générale de l'emploi, de l'intérêt et de la monnaie, que cette séparation propriété/gestion est à la source de l'économie de spéculation et de l'obsession de la liquidité. Ensuite, il considère l'argument traditionnel de la spécialisation internationale, auquel il convient que celle-ci a pu être nécessaire dans un premier temps et qu'elle se justifie lorsqu'il existe des différences de dotations, mais il ajoute que les coûts liés à une politique protectionniste sur les produits manufacturés seraient probablement faible, dans la mesure où leur prix tend à baisser avec les gains de productivité, et que les services, le logement etc voient au contraire leur poids dans le budget des ménages augmenter.

 

Ensuite, il fait un argument de RealPolitik: à son époque, l'Allemagne, la Russie et pas mal d'autres usent du protectionnisme, donc, en schématisant, il ne faut pas se laisser bercer d'illusions quant à un mythique libre-échange, où la Grande-Bretagne serait perdante :

"Nous ne souhaitons donc pas être à la merci de forces mondiales s'efforçant d'instaurer un quelconque équilibre général conforme aux principes idéaux -si l'on peut dire- d'un capitalisme du laisser-faire. Il reste des gens qui s'accrochent aux vieilles idées, mais aujourd'hui ils ne représentent une force sérieuse dans aucun pays. Nous souhaitons -du moins pour l'instant, et aussi longtemps que durera cette phase de transition expérimentale- être nos propres maîtres, aussi libres que possible des ingérences du monde extérieur. Par conséquent, vue sous cet angle, une politique de renforcement de l'autosuffisance nationale ne doit pas être considérée comme un idéal en soi, mais comme le moyen de créer un environnement dans lequel d'autres idéaux pourront être poursuivis commodément et en toute sécurité."

Ensuite, l'ouverture (financière) devrait selon Keynes pousser à une homogénéisation des taux d'intérêt vers le haut, ce qui réduirait les investissements et la croissance.En le citant encore :

"Pour de multiples raisons que je ne peux développer ici, l'internationalisme économique, avec ce qu'il comporte de libre mouvement de capitaux et de fonds à investir, aussi bien que de libre échange de marchandises, peut condamner mon propre pays, pour une génération, à un niveau de prospérité matérielle inférieur à celui qu'il pourrait atteindre dans un système différent." Il continue son texte, en précisant que si des mesures d'autosuffisance nationale devaient être pratiquées, il faudrait qu'elles le soient en évitant trois dangers : la bêtise doctrinaire, la précipitation et pour finir la répression de toute critique éclairée, évoquant ici l'expérience tragique de l'URSS.

 

Il y a d'autres raisons pour lesquelles un keynésianisme conséquent peut être favorable à un certain protectionnisme. En effet, comme je l'ai déjà expliqué dans ce post Crises et capitalisme. Que disent les théories? 5 , la crise dans l'apporche du circuit keynésien est marquée par l'inégalité I<F, montrant que les firmes accumulent macroéconomiquement des pertes, et sont insolvables. Cette situation est liée, selon F.Poulon (1998) à une augmentation du coût d'usage de la production, qui s'explique par le progrès technique et la concurrence, qui se traduit par une croissance dans la consommation de capital fixe. Or la concurrence est d'autant plus importante que l'ouverture internationale est importante.

 

Cette concurrence, mettant en concurrence les salariés, pousse les salaires à la baisse. Or les salaires, via la consommation, sont un élément essentiel de la demande globale. Qui plus est, en économie ouverte avec une forte mobilité des capitaux, les effets de relance des politiques budgétaires keynésiennes sont attenués.

 

L'ensemble de ces éléments peuvent expliquer la recherche "d'autosuffisance nationale" chez Keynes.

 

Par certains côtés, cette défense de l'autosuffisance nationale rappelle certaines théories et politiques de développement. Parmi elles se trouvent la théorie de la dépendance, de la détérioration des termes de l'échange et de l'échange inégal. La théorie de la dépendance insiste sur les rapports entre Centre et Périphérie, et sur la dépendance de cette dernière au Centre. La Périphérie fournirait le Centre en produits primaires, en particulier les matières premières, tandis que le Centre revendrait ensute à la Périphérie les produits manufacturés à haute valeur ajoutée. Les économies périphériques subiraient une détérioration des termes de l'échange, qui amènerait un sous-développement. La solution serait alors une politique d'Industrialisation par Substitution d'Importation, qui est une autre forme de politique protectionniste : en taxant les produits manufacturés importés, on incite à les substituer à une production locale, et donc de s'industrialiser.

Une autre version encore plus radicale est la thèse d'Emmanuel : l'échange inégal. Emmanuel part du constat que le capital est mobile, ce qui amène à une égalisation des taux de profit internationaux. De plus, dans les pays du Nord sont relativement plus spécialisés dans les industries capitalistiques et les salaires sont en général négociés entre patronat et syndicat. Rien de tel au Sud, où les salaires sont concurrentiels et la spécialisation plutôt dans les industries intenses en travail. Il en résulte que les prix du Nord incorporent moins de travail que les prix du Sud : l'échange est inégal et en défaveur relativement du Sud. Il faut noter que Emmanuel ne critique pas ici le libre-échange, mais plutôt le capitalisme et les salariés des pays riches qui participent à l'exploitation du Sud!

 

Mais au final, que nous dit l'Histoire économique? Eh bien les choses sont loin d'être simples.

Ainsi, Paul Bairoch, dans "Mythes et paradoxes de l'histoire économique" montre par exemple qu'au XIX ème siècle, les périodes où la croissance fut la plus forte en moyenne furent des périodes protectionnistes. Bairoch explique en fait que c'est plutôt la croissance qui expliquerait l'augmentation du commerce que le contraire. Et de montrer que c'est en période protectionniste que la croissance fut la plus forte, donc que le commerce aurait le plus augmenté! D'où le paradoxe! (Il conteste aussi la thèse marxiste de l'exploitation des colonies, montrant qu'elles auraient peu rapportées aux Empires). Cette idée a néanmoins été contestée par Jean-Charles Asselain pour ce qui est du XXème siècle, où ce dernier explique la croissance d'Après Guerre par l'ouverture commerciale et l'abaissement des tarifs douaniers (accords du GATT, création de la CEE...). A noter que cette explication est absolument opposée avec la thèse régulationniste, qui souligne le rôle du fordisme et d'un régime de croissance autocentré fondé sur la hausse de la consommation, des salaires et de la productivité.

Une thèse aussi courante chez les libéraux est d'argumenter que la crise de 29 s'expliquerait par le retour du protectionnisme. Rien n'est hélas plus faux, puisque le retour du protectionnisme fut postérieur à la crise et que la diminution du commerce international avait commencé avant les mesures protectionnistes.Et il suffit d'observer la crise actuelle pour comprendre qu'on ne peut l'expliquer par un excès de protectionnisme.

 

On le voit le débat est loin d'être simple, même d'un point de vue historique.

 

 

 

Publié dans Mondialisation

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D
Très bon article !
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A
beau blog. un plaisir de venir flâner sur vos pages. une découverte et un enchantement.N'hésitez pas à venir visiter mon blog. au plaisir
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