"Valeur travail" et "travailler plus pour gagner plus"

Publié le par Matthieu Montalban

Si nous écoutons notre bon président, si les français veulent voir leur pouvoir d’achat augmenter, ils doivent se retrousser les manches et bosser. « Travailler plus pour gagner plus », ça paraît simple comme bonjour. Les français sont des grosses feignasses, qui ne bossent que 35 heures par semaine, font la grève tout le temps et qui ont oublié la « valeur travail ». Ah ! « La valeur travail » ! Personne ne sait ce que ça veut dire mais on apprécie, surtout quand celui qui vous en parle n’a été qu’élu toute sa vie sans jamais avoir exercé son métier d’avocat… Comme en plus les mêmes parlent beaucoup de nation et famille, ça mérite qu’on y regarde à deux fois.  Pour ce faire, notre cher Président veut « libérer les heures supplémentaires », voire supprimer toute référence à une durée légale du travail et ce gros code du travail, qui si on écoute les « entrepreneurs » serait un souci psychologique pour embaucher des salariés. En gros le discours de comptoir habituel mélangé à un discours néolibéral qui fleure bon « la modernité », l’opinion commune évidente bien implantée dans les esprits et qui ne se discute pas… raison suffisante pour justement la discuter et la critiquer. Notons que nous dire travailler plus pour gagner plus revient à dire entre les lignes : « démerdez-vous ». D’ailleurs le président n’a-t-il pas dit qu’il ne pouvait pas imposer de hausse de salaires ? Pourtant, c’était une pratique courante entre les années 50 et 70… Bon alors étudions ceci à la façon d’un économiste.

 

 

I. « Valeur travail »

 

Commençons par cette expression de « valeur travail ». Cette expression a un sens qu’on pourrait dire commun, et peut avoir deux sens dans le champ de l’économie politique. Dans le sens commun, on veut dire que le travail est une valeur, une norme sociale ou morale, quelque chose de bien… Sur ce point, l’économiste n’a pas grand-chose à dire, l’économiste cherchant à éviter de porter des jugements normatifs. Alors qu’entend-on par « valeur travail » quand on est économiste ? Dans un premier sens, on peut entendre « valeur du travail », dont on va voir qu’elle est un non sens. Valeur du travail, ça semble dire que le travail s’échange à une certaine valeur. Mais qu’est-ce que la valeur d’abord et comment se détermine-t-elle ? Cette question est centrale dans l’économie politique : toute théorie économique doit pouvoir expliquer comment la valeur se détermine. On distingue la valeur d’usage d’une marchandise (son utilité sociale) et sa valeur d’échange. La valeur d’échange d’une marchandise s’exprime toujours relativement à une autre marchandise : c’est un rapport d’échange. Ainsi, on va dire qu’un croissant vaut deux cafés ou qu’un café vaut une moitié de croissant. En pratique, la valeur s’exprime dans un équivalent général de toutes les marchandises, un tiers médiateur, la monnaie. Avec la monnaie la valeur d’échange prend la forme du prix. Mais le fait que l’échange soit monétaire n’enlève pas la question : comment se fait-il qu’un croissant vaille deux fois plus qu'un café dans notre exemple ? Qu’est-ce qui détermine ce rapport d’échange ? On distingue en gros deux théories expliquant le déterminant de la valeur : l’utilité (la valeur-utilité) et le travail, d’où la théorie de la valeur travail !… Ces deux théories sont en partie incompatibles. La première est défendue par l’approche dominante néoclassique, la seconde par les économistes classiques et les marxistes. Si on en croit notre Président, celui-ci semble avoir adopté la théorie de la valeur travail… Etudions cela de plus près.

 

Pour les classiques et Marx, toute marchandise possède à la fois une valeur d’usage et une valeur d’échange. Adam Smith comme Marx considéraient que la valeur d'usage ne pouvait déterminer le prix. Adam Smith se référait au paradoxe de l'eau et du diamant : comment se fait-il qu'une chose aussi utile que l'eau soit si peu chère alors qu'une chose aussi inutile qu'un diamant le soit auant? Aux yeux de Smith, cela disqualifiait l'utilité comme déterminant de la mesure de la valeur. Pour Marx, dans le premier chapitre du Capital, celui-ci soulignait que les valeurs d’usage de deux marchandises sont incommensurables, autrement dit qu'elles n'ont pas de métrique commune, qu'elles sont incomparables (comment comparer un diamant et de l'eau? qu'y a-t-il de commun?), ce qui le conduit, comme les classiques tels que Smith et Ricardo, à rejeter la théorie de la valeur utilité. Cependant, tous ces auteurs considèrent cependant que pour une marchandise soit ce qu’elle est, il faut qu’elle soit utile, mais l’utilité ne peut être la mesure de la valeur d’échange. Si les marchandises s’échangent et ont une valeur, c’est qu’il existe quelque chose de commensurable entre les deux produits. Qu’y a-t-il de commun dans la production de deux marchandises ? Réponse de Marx ? Le travail humain justement, le travail incorporé pour dans les marchandises. Qu’est-ce que le travail au fait ? Une dépense d’énergie et de temps pour produire à partir d’outils, pour transformer des ressources en produits. Mais deux travailleurs d’un même secteur appartenant à deux entreprises différentes peuvent être d’efficacité très variable et les travaux d’un plombier et d’un pâtissier n’ont pas grand-chose en commun. Il s’agit donc plus exactement un travail rendu social et abstrait par la mise en équivalence du marché, dont la mesure est le temps de travail socialement nécessaire (le temps moyen) pour produire cette marchandise. Ainsi, il faut énormément de temps de travail pour produire une automobile (le temps pour concevoir le produit, pour produire l’ensemble des pièces, pour les fabriquer à l’aide de machines qui elles mêmes doivent être produites, assembler, tester…) et beaucoup moins de temps pour produire un croissant par exemple, d’où la valeur supérieure de la voiture. Oui mais vous allez répondre, et la rareté alors ? Ce qui est rare est cher non ? Et la rareté n'est-elle pas également commune à toute marchandise? Bonne remarque et facile d’y répondre : si un produit est rare, c’est qu’il est très difficile ou très long de le produire via le travail humain, d’où sa valeur très élevée. Reprenons l'exemple du diamant et de l'eau : le diamant est rare primo parce qu’il est « naturellement » rare, et surtout parce que sa « production », sa recherche et son extraction demandent un temps très important (justement parce que rare). On ne va pas s’amuser à fabriquer des diamants artificiels, mais on pourrait très bien inventer un tel procédé qui économiserait du travail… Sa valeur diminuerait, car il faudrait beaucoup moins de temps de travail pour obtenir de nouveaux diamants (pas besoin de les chercher dans la nature…). Au contraire, si l'eau est si peu chère, c'est parce qu'il faut peu de travail pour en trouver, il suffit de se baisser ou de la collecter quand il pleut (à la rigueur, il faut un peu de travail pour la purifier).  De ce fait, si valeur il y a, c’est qu’il y a derrière un travail humain pour les Classiques et Marx.

 

Si on s’arrêtait là, Sarko aurait raison, si on travaille plus, la valeur augmente (à condition qu’on travaille aussi efficacement qu’avant bien sûr). Soit, mais comment se répartit la valeur de la marchandise ? Elle se compose tout d’abord de la valeur des moyens de production achetés et utilisés dans le processus de production (le capital constant) ; cette valeur est seulement conservée dans le processus de production, il s’agit d’un travail indirect (ou le travail « mort »). Reste le travail « vivant », valeur nouvellement créée dans le processus productif. En toute logique, si on suivait le point de vue du tout un chacun, on se dirait que dans ce reliquat de valeur se trouve « la valeur du travail » (le salaire) et la rémunération du capital (le profit). Or, on voit bien que cela est totalement absurde car c’est le travail qui est la mesure de la valeur, donc il ne peut avoir une « valeur ». Pourtant, le salarié travaille et est rémunéré en proportion de son temps de travail. Mais le travail ne peut pas s’échanger, car ni le salarié ni le capitaliste ne savent à l’avance ce que sera le travail exact et ce qu’il produira. Le travailleur n’est pas propriétaire du travail, il travaille ; le capitaliste n’est pas non plus propriétaire du travail, mais des produits du travail (la marchandise), ainsi que des autres moyens de production. Il n’y a donc pas, contrairement à ce que la théorie néoclassique prône ou le sens commun, de marché du travail, car le travail n’est pas une marchandise. Alors qu’est-ce qui s’échange entre le salarié et le capitaliste (le patron, l’employeur) ? Juridiquement, dans un contrat de travail, le salarié se met à disposition de son employeur, dans un lien de subordination hiérarchique contre un salaire fixé à l’avance, proportionnel au temps de travail (on met à l’écart les cas particuliers comme les commerciaux qui ne changent rien à la théorie) ; le patron peut l’utiliser à sa guise dans le processus productif. Le salarié ne vend donc pas directement son travail, il vend sa mise à disposition de sa capacité de travail, sa force de travail. A charge ensuite à l’employeur d’inciter son salarié à travailler efficacement. Donc le salaire est la valeur de la force de travail du salarié et non selon son travail. Son statut de salarié lui donne droit à une rémunération définie à l’avance, proportionnelle à son temps de travail (ou au nombre de pièces fabriquées du temps du salaire à la pièce). J'ai bien dit proportionnelle et pas égale. En effet, si nous disions que la valeur des marchandises est égale à la quantité de travail, et que le salaire est lui-même égal à cette quantité de travail, il n'y aurait pas de profit. Or, ce qui intéresse l'entrepreneur, c'est d'acheter pour 100 euros de travail et de matières premières et de revendre pour plus cher (disons 110), afin de "gagner de l'argent'", c'est-à-dire faire du profit. D'où vient alors ce profit? Comme la valeur des marchandises qu'il vend provient du travail fourni par ses salariés, le profit provient de la différence entre la valeur de la marchandise et la valeur de la force de travail.  Plus précisément le salaire ne représente qu’une partie seulement du travail réalisé, le travail payé. L’autre partie du travail que le salarié fournit gratuitement et qui va former le profit approprié par le capitaliste ; ce travail non payé à la source du profit est appelé par Marx plus-value ou surtravail ou travail gratuit. Donc le salarié est exploité : une partie de son travail ne lui appartient pas, il travaille pour un autre. Scandale ! Le patron serait-il un voleur ? Non, la plus-value n’est pas un vol, c’est un travail gratuit offert par le salarié, à cause de la monopolisation des moyens de production par le capitaliste.

 

Ainsi la valeur d’échange (VE) se décompose en capital constant (C ), c'est-à-dire la valeur en travail des matières premières, en capital variable (V), c'est-à-dire la valeur de la force de travail (le  salaire si on préfère) et en plus-value (pl) qui prend la forme du profit : VE = C + V + Pl

Ce qu’on appelle la valeur ajoutée, dont le PIB est l’agrégation, est ce que Marx appelait le travail vivant, soit V et Pl. Cette logique est implacable et peut être résumée ainsi : si la valeur ajoutée se décompose en salaires et profits, et que toute cette valeur est produite par le travail, c’est que les profits sont une partie du travail approprié par le capitaliste. C’est de la pure logique, et aucun économiste, néoclassiques ou pas, n’a réussi à contrer Marx sur ce point. La seule chose que l’on puisse faire est alors de ne pas reconnaître la théorie de la valeur travail et se reporter vers une autre, comme la valeur utilité. Nous parlerons de la valeur utilité plus tard, dans un autre texte afin de montrer ses contradictions internes. Il y eut un débat plus que séculaire sur la validité de la théorie de la valeur travail issue de Marx et des Classiques, débat hautement complexe, dont je parlerai plus tard. L'important ici pour moi est de déconstruire le discours sarkozyste qui se fait défenseur de la "valeur travail".

 

Sarko par ses dires semble donc avoir choisi la théorie de « la valeur travail », mais alors il devrait reconnaître que les salariés sont exploités et ne sont jamais payés sur l’ensemble de leur travail ! Comme il va de soi qu’il ne s’est pas reconverti au marxisme, c’est donc que son expression est purement rhétorique. Ce rapport social particulier qu’est le rapport capitaliste explique que le patron cherche en permanence soit à augmenter le temps de travail du salarié, soit à diminuer son salaire, et inversement pour le salarié (diminuer son temps de travail et augmenter son salaire), puisque cela lui permet d'augmenter ses profits. La répartition entre salaires et profits est largement une lutte et non une répartition naturelle comme le croient les néoclassiques (se reconnaissent les classiques comme Ricardo ou Smith, tous les hétérodoxes, de Marx à Keynes en passant par Commons, Veblen ou les néo-ricardiens et les écoles hétérodoxes contemporaines).

 

La première question qu’on peut se poser : comment se fait-il que le PS, parti un temps de gauche, voire même socialiste et de culture marxisante, ne se soit pas emparé de cette perche offerte par Sarkozy au cours des présidentielles pour montrer la contradiction de son discours ? …l’oubli et le rejet du marxisme lui a coûté peut être très cher.

 

            Bon on a vu ce que valeur travail pouvait signifier, qu’en est-il alors du slogan « travailler plus pour gagner plus » ?

 

II. « Travailler plus pour gagner plus » sous le regard de l’économiste et de la « valeur travail »

 

Pour le déconstruire, on effectuera un travail en trois temps : d’abord, en utilisant la théorie néoclassique, qui sert de soubassement théorique au néolibéralisme pour montrer que même dans ce cadre, ça ne tient pas la route ; ensuite on étudiera ce problème du point de vue keynésien ; et enfin à partir de la théorie marxienne de la valeur travail. Comme on va le voir, dans aucune théorie ce slogan n’est vrai macro-économiquement  pour les salariés (c'est-à-dire à l’échelle globale/nationale et non individuelle).

 

1.      Chez les néoclassiques :

 

Cette théorie, comme on va le voir, est la superstructure idéologique sur laquelle s’appuient toutes les politiques de « flexibilisation » du marché du travail, de « libéralisation », de « fluidification » et autres néologismes. Pourtant, malgré cela, on peut arriver à critiquer le slogan du travailler plus pour gagner plus. Dans la fable néoclassique, les individus sont des « homo oeconomicus », une espèce de monstre anthropologique ultra-rationnel et sans émotion qui passe son temps à calculer tous ses actes pour maximiser son bien être. Il existe un « marché du travail » (expression qui, on l’a vu est critiquable) dans lequel des offreurs de travail (les salariés) proposent leurs services à des demandeurs de travail (les entrepreneurs, parfois abusivement appelés « producteurs »). Sur ce marché, comme sur les autres, le salaire est fixé non pas par les acteurs eux-mêmes, mais par hypothèse, par « la main invisible » qui prend la forme humaine dans ce modèle d’un commissaire priseur, qui « crie » (très fort pour être entendu…) les prix et salaires, les offreurs et les demandeurs ne faisant que s’ajuster aux prix proposés par le commissaire priseur. On fait l’hypothèse (absurde) que toute l’information est parfaitement à la disposition des agents. Les salariés, qui cherchent à maximiser leur utilité, ont le choix entre le « loisir » (comprenez se la couler douce comme des feignasses) qui offre une certaine satisfaction (ou utilité), et le « travail » qui est désagréable (désutilité) mais qui permet ensuite de consommer plus (utilité). Le salarié cherche à maximiser son utilité ; le choix entre travail et loisir va dépendre d’abord de sa fonction d’utilité, autrement dit ses goûts (supposés exogènes, ce qui est très critiquable…) et du taux de salaire. Quand le taux de salaire varie, l’offre de travail de notre salarié va s’ajuster. On pourrait croire a priori que si le salaire augmente, le salarié va augmenter son offre de travail, c’est-à-dire qu’il va substituer du travail au loisir (on appelle cela l’effet de substitution). Pourtant, le fait qu’il obtienne un salaire supérieur pour le même travail peut l’inciter au contraire à réduire son offre de travail grâce à l’utilité supérieure offerte par ce supplément de revenu (effet revenu). Les néoclassiques sont alors amenés à faire une nouvelle hypothèse (oui je sais, ça commence à faire beaucoup) : on suppose l’effet de substitution supérieur à l’effet revenu. Pourquoi ? Euh… pour avoir des fonctions d’offres de travail croissantes avec le salaire. L’agrégation des courbes individuelles de travail nous donne l’offre totale de travail qui croît avec le salaire réel. De leur côté, les producteurs demandent du travail, et comme leur technologie de production est supposée à rendements décroissants (c'est-à-dire que chaque nouvelle heure de travail supplémentaire amène un supplément de production de plus en plus faible : la première heure on produit 10, la seconde on produit 9, la troisième 8 etc ; c'est ce qu'on appelle la productivité marginale du travail, ou la productivité de la dernière heure de travail...), on montre que la demande de travail est décroissante par rapport au salaire : donc plus le salaire réel est faible (le coût du travail si on veut), plus les entreprises embauchent ; plus il est haut, moins elles embauchent. Après tâtonnement du commissaire priseur, les offres et les demandes sont supposées égales et déterminées par un salaire réel d’équilibre. Il faut donc laisser fluctuer le salaire jusqu’à ce qu’il se positionne au niveau d’équilibre. Ce niveau d’équilibre est de plein emploi : pas de chômage si ce n’est un chômage volontaire (merveilleux !).

   

Que se passerait-il si, suivant notre président, tout le monde se dise : « je vais travailler plus pour gagner plus » par exemple en libérant les heures supplémentaires, via des baisses d’impôts pour les heures supplémentaires pour les salariés. Cela équivaut à une augmentation de l’offre globale de travail, donc un déplacement par la droite de cette courbe… Et que constate-t-on alors? Le salaire réel horaire d’équilibre  baisse alors que dans l’ensemble de la société le temps de travail a augmenté !  Cela est tout à fait logique dans cette représentation : les entrepreneurs n’accepteront de nouvelles heures de travail qu’à la condition que les salariés acceptent un salaire réel plus faible, car le salaire est coût et la productivité marginale du travail (la productivité de la dernière unité de travail) est décroissante. Or pour maximiser son profit, l’employeur doit choisir une quantité de travail telle que la productivité marginale du travail égalise le coût du travail. Cependant, le revenu total des salariés ayant accepté de travailler plus a augmenté ; en revanche les salariés n’ayant pas augmenté leur offre de travail voient leur salaire total diminuer ! Donc ceux qui travaillent plus gagnent plus au total mais en étant payé à un prix inférieur (salaire horaire) et entraînant la baisse des salaires des autres. L’emploi a-t-il augmenté ? Non, c’est simplement que l’ensemble des salariés qui se sont mis à travailler plus, augmentant le nombre d’heures totales travaillées dans l’économie. Cependant, ceci a un effet "positif" pour l’économie dans ce modèle : le revenu global a augmenté, car la quantité de travail ayant augmenté, la production en a fait autant (le modèle néoclassique est un modèle d’offre : toute production supplémentaire trouve nécessairement un débouché…une hypothèse supplémentaire). Mais alors, si le revenu global a augmenté, qui en a bénéficié ? Eh bien, si on est parfaitement logique, cela devrait être les revenus du capital (profits et intérêts), donc les entrepreneurs et les rentiers. Donc, ce n’est pas perdu pour tout le monde : travaillez plus salariés, pour que nous gagnons plus nous les capitalistes. La seule possibilité pour que le salaire réel horaire augmente est que la demande de travail des entreprises augmente plus que l’offre. Comment faire ? Ben, comme le gouvernement le propose, en diminuant suffisamment les charges patronales ou les impôts des entreprises pour les inciter à considérer que les heures supplémentaires sont moins coûteuses que les heures normales. Dans ce cas, on peut avoir une hausse du pouvoir d’achat des salariés. Mais deux problèmes se posent : d’abord on ne sait pas exactement quel effet sera le plus fort entre la hausse de la demande et de l’offre de travail, en particulier si la hausse de l’offre de travail l’emporte sur la demande, le salaire réel horaire diminue ; ensuite la diminution des « charges » sociales ou de l’imposition des entreprises (c’est-à-dire des cotisations sociales, le salaire socialisé) a pour effet de creuser le déficit public et de la sécurité sociale pour une efficacité comme on le voit assez aléatoire.

 

Notons aussi que dans ce cadre, toute hausse de salaire est synonyme de destruction d’emploi. En effet, si par « malheur » dans ce modèle on venait à imposer un salaire minimum supérieur au salaire d’équilibre, un déséquilibre apparaîtrait : le chômage involontaire, l’offre de travail étant supérieure à la demande à ce niveau. Normal, si le marché est autorégulateur et si le plein emploi devait toujours être atteint par la flexibilité des salaires, toute imposition de « rigidités » telles qu'un SMIC implique l’apparition d’un chômage involontaire. Ah lala ! Ces salariés alors, s’ils acceptaient d’être moins payés, au moins nombre d’entre eux ne finiraient pas au chômage et tous ceux qui veulent travailler trouveraient un emploi…Mais non bêtement, ils veulent exiger des hausses de salaires…bien fait pour eux… Au moins si on leur supprime le SMIC et le RMI (le RMI a pour effet de diminuer l’offre de travail, puisque le salaire minimal pour offrir du travail est plus élevé), l’offre de travail augmentera, le chômage diminuera mais ils seront moins bien payés. Il y a donc un triangle d’incompatibilités dans ce modèle : on ne peut pas à la fois travailler plus (individuellement), gagner plus et diminuer le chômage.

 

Voilà en gros les enseignements de ce modèle, qui est idéal pour alimenter le discours néolibéral...mais qui comme on l'a vu est sujet à de nombreuses limites (hypothèses fortes).

 

2.      Chez les marxistes, les keynésiens et les défenseurs de la valeur travail

 

Quand on accepte la théorie de la valeur travail, hélas pour notre président, les choses ne se passent pas du tout comme il l’avait prévu. Qu’aurait une mesure de libération des heures supplémentaires ? Elle aurait essentiellement un effet : augmenter la plus-value absolue  (accumulation extensive), donc le profit. Explication : il existe deux façons d’accroître la plus-value, et par suite le profit : l’extraction de plus-value absolue et l’extraction de plus-value relative. L’extraction de plus-value absolue consiste à augmenter le temps de travail total afin que le gâteau soit plus gros. L’extraction de plus-value relative au contraire se fonde sur l’intensification du travail et les gains de productivité (via l’innovation par exemple) afin de modifier le prix relatif de la force de travail (accumulation intensive). L’accumulation extensive est la forme dominante qu’a prise l’accumulation pendant les débuts du capitalisme et  le XIX ème siècle. Au contraire, depuis le milieu du XXème siècle, l’accumulation est fondée de façon dominante sur une accumulation intensive… La solution proposée consisterait alors à revenir sur des formes d’exploitation prévalent au XIX ème ; c’est clair qu’on peut parler de « modernité » après… Là encore, ce n’est pas perdu pour tout le monde, ce sont les capitalistes qui vont encaisser les heures supplémentaires dans leurs profits. De plus, ces mesures ont un autre effet : celui de mettre les salariés encore plus en concurrence afin de pouvoir faire pression sur les salaires à la baisse… On y revient encore : salariés travaillez plus pour que nous, capitalistes, gagnons plus ! Décidément il ferait mieux de réviser son économie politique notre président, ou choisir d’autres conseillers qu’Attali & Co.

 

La théorie de John Maynard Keynes complète idéalement la théorie marxiste pour montrer l’inanité de la politique proposée. Les marxistes et les keynésiens conçoivent, conformément à ce que le droit dit lui-même, que le rapport salarial et le contrat de travail relèvent d’une subordination juridique du salarié à son employeur, donc une relation de pouvoir. Le salarié ne peut donc pas augmenter unanimement le nombre d’heures qu’il souhaite travailler, seul l’employeur peut l’autoriser. Alors, sous quelles conditions les patrons autoriseront-t-ils leurs salariés à prendre des heures supplémentaires ? A deux conditions : qu’ils anticipent une hausse de la demande globale qui leur est adressée et/ou que les heures supplémentaires soient moins coûteuses que les heures normales, car sinon les entrepreneurs préfèreront embaucher de nouveaux salariés lorsque la demande augmente. Si les heures supplémentaires sont moins chères mais que la demande n’augmente pas, certains salariés auront des heures supplémentaires pendant que d’autres se feront virer…donc hausse du niveau de chômage, et le pouvoir d’achat de certains salariés se fera aux dépens de celui d’autres...et à long terme, comme le taux de chômage augmente, le patronat aura le pouvoir d’imposer des baisses de salaires ou de limiter leur hausse. Si en revanche, on observe une hausse de la demande, l’utilisation des heures supplémentaires aura pour effet de ralentir temporairement la croissance de l’emploi…mais il est vraisemblable que les entrepreneurs n’utilisent pas les possibilités offertes par les heures supplémentaires si la hausse de la demande est perçue comme durable et qu’il existe un taux de chômage élevé pour préférer des embauches fermes.

 

Mais que se passerait-il si une hausse générale des salaires était décidée, entrainant un déplacement du partage de la valeur ajoutée dans la théorie keynésienne ? A priori, deux effets contradictoires sont observés : tout d’abord, pour rentabiliser son activité, l’entrepreneur doit espérer vendre un niveau de production supérieur à ce qui prévalait avant ce qui devrait le conduire à réduire l’emploi ; mais dans le même temps, la hausse des salaires devrait l’amener à anticiper une augmentation de la demande globale et de ses recettes, donc un plus haut niveau de production à réaliser, ce qui contribue à accroître le niveau d’emploi. Kalecki (un auteur ayant découvert une théorie très proche de Keynes en même temps) montre ainsi qu’une augmentation de la part des salaires dans la valeur ajoutée entraine une augmentation du PIB et de l’emploi, tout en maintenant le même niveau des profits et taux de profit ! Ceci suppose cependant un certain nombre d’hypothèses qui diminuent la portée véritable de cette thèse (notamment, le degré d’ouverture de l’économie et de le niveau de la propension à consommer des salariés ont un très important).

 

3.      Le point de vue historique et empirique

 

Que nous apprend l’Histoire économique ? Sur longue période, on observe à la fois la baisse du temps de travail, la hausse du pouvoir d’achat, notamment des salaires et l’augmentation du nombre d’emplois ! Par quel miracle ? Pas de miracle, ceci est l’effet de l’augmentation continue de la productivité. En effet, une hausse de la productivité peut être affectée selon différentes modalités : la hausse des salaires, la hausse des profits, la baisse des prix ou la diminution du temps de travail (qu’il s’agisse du temps de travail hebdomadaire ou sur l’ensemble de la vie d’ailleurs…) ou une combinaison de ces utilisations. Mais alors si la solution se trouve dans la productivité, comment faire pour la stimuler ? La croissance de la productivité est un processus de long terme, lié au changement technique et à plusieurs autres facteurs principaux qui interagissent entre eux : la division du travail, l’accumulation de connaissances, la qualification de la main d’œuvre, l’accumulation du capital, l’étendue du marché... La division du travail favorise la spécialisation des tâches, l’efficacité individuelle et collective du travail par l’amélioration des gestes, donc des savoir-faire, donc par l’apprentissage. Elle favorise aussi l’accumulation de connaissances car les « meilleurs » travailleurs intellectuels peuvent se spécialiser dans leur compétence, produire des connaissances, inventer de nouvelles technologies qui économisent du temps de travail et augmentent la productivité de l’ensemble de l’économie (donc des autres travailleurs). Ajoutons que si les travailleurs sont en meilleure santé et motivés, donc qu’ils sont mieux payés (théorie dite du salaire d’efficience), mieux soignés et formés (théorie dite du capital humain) et qu’ils ne s’épuisent pas à ne faire que travailler, il y a de fortes chances qu’ils soient plus productifs…ce qui se vérifie en général statistiquement de façon relativement fiable.

 

Mieux, si le temps de travail moyen hebdomadaire n’avait pas baissé depuis les débuts du capitalisme et que la productivité avait tout de même augmenté, tout le monde ou presque serait au chômage, puisque seuls quelques uns pourraient produire pour l’ensemble de la population ! Je sais ce que vous allez dire : « mais les 35heures ont détruit plein d’emplois et ont réduit notre pouvoir d’achat… ». Réponse : contrairement à ce qui est raconté dans le débat public, il n’y a pas de consensus sur les effets de la RTT sur l’emploi, ce qui est normal puisque les clivages sur cette question sont les mêmes que ceux évoquées précédemment. Les évaluations vont d’un effet négatif faible sur l’emploi à une création nette d’emploi se situant entre 400000 et 600000. Notons que la période où fut mise en place la RTT fut celle où le nombre de créations d’emplois fut le plus important au cours des 30 dernières années, tellement bien que le total du nombre d’heures travaillées en France a atteint son apogée en 2000 (sur la même période 97-2001, la croissance de l’économie française fut supérieure à la moyenne européenne et mondiale, ce qui aurait dû être le contraire si on suit les opposants à cette loi). Dès 2003, des allègements sur les heures supplémentaires ont commencé à être mis en place, rendant de moins en moins coûteux pour l’entreprise leur utilisation (rappelons que la durée légale du travail à 35 heures n’a jamais interdit à quelque salarié que ce soit de faire des heures supplémentaires…mais comme le recours aux heures sup’ dépend de la décision patronale et du coûts des heures sup’…cf supra).

 

Mais au fait, les français travaillent-ils moins que les autres ? Ben, comme toujours ça dépend : si vous comparez aux chinois, mexicains ou aux tchèques, c’est plus que certain. En revanche, si on compare à des voisins en termes de niveau de vie, comme l’Allemagne, les Pays-Bas, la Belgique ou le Danemark, les français travaillent en moyenne autant voire plus (si on prend la seule mesure pertinente, qui est le nombre d’heures moyens travaillées par travailleur) : les chiffres sont très proches avec le Danemark, la Suède, le Luxembourg, la Belgique et les français travaillent structurellement plus que les allemands, hollandais ou les norvégiens. Par contre, il est vrai qu’en moyenne les français travaillent moins que les japonais, les américains ou les anglais par exemple. Vous ne me croyez pas ? Ces statistiques sont pourtant tirées de l’OCDE, organisme libéral de prospective économique :

 http://stats.oecd.org/wbos/default.aspx?DatasetCode=ANHRS

            
Comment se fait-il que nos proches voisins travaillent moins? Simple, la proportion de travailleurs à temps partiel est supérieure dans le reste de l'Europe (environ 21%) à ce qu'elle est en France. Ce n'est donc pas la durée légale qui importe, mais la durée effective moyenne.

     Quid alors des salaires et du pouvoir d’achat ? Contrairement à ce que l’on dit souvent, le pouvoir d’achat n’a pas baissé en France, augmentant aux alentours d’1% par an. En revanche la répartition salaires/profits s’est fortement modifiée à l’avantage du capital, la part des salaires ne se remettant à augmenter qu’à partir de 1998, date à laquelle les 35 heures furent signées. Ainsi depuis 1982, ce sont environ 10 points du PIB qui sont passés des salaires au profit. Ce phénomène est mondial et pas seulement cantonné au cas français (cf les chiffres de l'INSEE pour la France dans le cas des sociétés non financières) :

 http://www.insee.fr/fr/indicateur/cnat_annu/base_2000/secteurs_inst/xls/t_3101.xls
Pour le vérifier faites le calcul (salaires et traitements bruts + cotisations à la charge de l'employeur)/ valeur ajoutée et comparez avec le calcul de excédent brut d'exploitation/valeur ajoutée (l'excédent brut d'exploitation étant le profit brut dégagé par les entreprises).

Deux autres problèmes "empiriques" se posent avec cette histoire d'heures supplémentaires :  tout d'abord, il y a énormément d'heures supplémentaires qui ne sont pas payées chaque année! Or pour exiger leur paiement, il faut passer par les prud'hommes ou que l'inspection du travail soit assez puissante pour faire appliquer la loi mais comme le gouvernement a décidé de réduire le pouvoir (déjà trop faible) de ces deux institutions, il est vraisemblable que bon nombre de salairés pourront toujours attendre qu'on leur paie leurs heures supplémentaires. Ensuite, c'est peut être très bien de faire des heures sup' pour les salariés à temps plein, mais que fait-on pour les salariés en situation de temps partiel subi? Or plus de 17% des salariés sont à temps partiel! Ne parlons même pas des chômeurs involontaires qui eux aimeraient simplement travailler...

            Si vous voulez approfondir les débats sur ces questions, en lisant les contributions des uns et des autres, je vous conseille le site de Michel Husson dédié à ces questions (qui, même s'il est très engagé, n'hésite pas à publier les arguments/articles de ses adversaires) :

 

http://sarkoups.free.fr/

http://hussonet.free.fr/35h.htm

Je conseille aussi la lecture de l'article de Sandra Moatti dans le hors série n°76 d'alternatives économiques sur l'état de l'économie, du 2ème trimestre 2008.

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